“Plantez des arbres pour compenser votre vol Paris-New-York avec Lufthansa”, “Total Énergies : une compagnie net zero en 2050”, “La nouvelle apple watch est neutre en carbone”. Vous en voulez encore ? Alors, préparez-vous, car on ne compte plus les arguments écolos que dégainent les grandes entreprises pour nous faire croire qu’elles vont atteindre leur objectif : la neutralité carbone en 2050, #legraal. Problème : tous les moyens sont bons pour y parvenir, et souvent les plus douteux.
Est-ce qu’on peut décarboner sans greenwasher ? Comment discerner les bonnes stratégies des moins bonnes ? Ensemble, on essaye d’y voir un peu plus clair dans la grande jungle de la décarbonation.
“Neutralité carbone”, “Compensation carbone”, “Nature Positive”, kézako ?
En novembre 2023, une étude de Net Zero Tracker affirme que le nombre d’engagements climatiques pris par les 2 000 plus grandes sociétés cotées au monde a augmenté de 40 %. Mais le problème c’est que seulement 4% de ces engagements correspondent aux critères fixés par l’ONU. De fait, les intérêts économiques et la croissance aveugle priment encore sur les stratégies long-terme de réduction des émissions.
C’est quoi la décarbonation ?
“La décarbonation englobe l'ensemble des mesures et des techniques visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) rejetées par les activités humaines. Une entreprise, un pays, une économie ou un territoire peut ainsi s'engager dans cette démarche de réduction.” (Journal officiel, 2019)
Les émissions de gaz à effet de serre sont en surplus dans notre atmosphère. En 2022, rien qu’en France, nous en avons rejeté plus de 400 millions de tonnes. Et évidemment, tous les puits naturels de carbone présents sur notre territoire - forêts, sols ou océans - ne suffisent pas à absorber l’ensemble de ces émissions.
Pour résoudre ce problème, il faut parvenir à trouver l’équilibre entre émissions rejetées et émissions absorbées. C’est le principe de la neutralité carbone. Mais il est souvent utilisé à tort par les grandes entreprises. Tour d’horizon des arguments parapluies qui abritent le pire comme le meilleur.
- “Plantez des arbres pour compenser votre vol Paris-New York”
Planter des arbres ou préserver des forêts pour compenser les émissions de CO2 d’un vol, c’est la nouvelle option proposée lorsque vous achetez un billet d’avion via des compagnies comme Lufthansa, KLM, ou Ryan air.
La compensation carbone, c’est quoi ?
Cela vise à compenser les émissions de CO2 produites par l’activité d’une entreprise, en finançant des projets de réduction ou de captation du carbone. Ce mécanisme est parfois réalisé grâce à des investissements à impact dans les énergies renouvelables ou l’efficacité énergétique. Mais la plupart du temps, les entreprises compensent leurs émissions en plantant des arbres. Beaucoup d’arbres. C’est une méthode très en vogue et dont l’efficacité est plus que contestable...
Pourquoi ça pose problème ?
Le risque principal est d’utiliser la forêt comme un alibi, qui éclipserait l'objectif principal : celui de réduire les émissions de CO2 à la source. L’autre risque est inhérent aux projets de reforestation eux-mêmes, qui peuvent mettre du temps à jouer leur rôle de puits carbone, et donc à absorber les émissions initiales. Concrètement, un arbre jeune ne peut pas absorber autant de carbone qu’un arbre centenaire. Et la plupart des projets financés nuisent à la biodiversité, avec des forêts en monoculture ou avec des OGM, dont la vulnérabilité est plus importante face aux catastrophes climatiques.
- "La nouvelle apple watch est neutre en carbone (et approuvée par Mother Nature)"
Vous êtes peut-être passé à côté de cette perle de greenwashing, made in Apple. L’entreprise avait profité de la sortie du nouvel iPhone 15 pour diffuser un film qui vante leurs engagements écologiques et la toute nouvelle Apple Watch, neutre en carbone. Avec devinez-qui en “guest star”? Mère Nature en personne. Tout simplement.
C'est quoi un produit neutre en carbone ?
C’est un produit dont les émissions de CO2 sont nulles. La marque explique que l’Apple Watch a été conçue grâce à de l’électricité 100% propre, avec 30% de matériaux recyclés et au moins 50% d’utilisation de modes de transports non aériens. Pour le reste des émissions ? Apple compense en restaurant des prairies, et en plantant des arbres. (Oui encore une fois).
Pourquoi ça pose problème ?
Parce que l’Apple Watch ne pourra pas être jamais être complètement neutre en carbone. Même en utilisant des matériaux recyclés et en ayant recours aux énergies renouvelables, sa fabrication continue d’émettre du CO2. La seule façon d’atteindre la neutralité carbone c’est d’abord de produire moins et donc d’arrêter de sortir un nouvel iPhone ou une Apple Watch tous les ans. Au final, la seule Apple Watch neutre en carbone, c’est celle qui n’est pas produite.
- "Notre ambition ? Devenir nature positive d’ici à 2030"
Et hop, un petit dernier pour la route. Le concept de “Nature Positive” est apparu il y a peu, lors de la COP15 Biodiversité à Montréal en 2022.
C’est quoi être nature positive ?
Prenez la compensation carbone, ajoutez-y une dose de biodiversité, une touche de mauvaise foi, et vous obtiendrez du “Nature Positive”. Des grandes entreprises, comme Nestlé ou Total Énergies commencent à s’approprier ce terme. L’objectif est de contrebalancer la destruction de la biodiversité causée par leurs activités, en favorisant la restauration de milieux naturels ailleurs. Et après, elles se vantent d’avoir un impact positif sur le vivant. Pratique.
Pourquoi ça pose problème ?
De même que la compensation carbone donne le droit d’émettre du CO2, le concept de nature positive donne le droit de détruire la biodiversité. Comme dans le cas du projet d’oléoduc de Total Énergies, EACOP, qui transportera du pétrole entre l’Ouganda et la Tanzanie. Au-delà d’être une bombe climatique, il représente une menace énorme pour la biodiversité. Sur le site de l’entreprise, on peut lire que pour compenser cette destruction massive d’habitats naturels, Total Énergies s’engage à : “restaurer 1.000 hectares de forêt pour permettre le déplacement des chimpanzés (…) et à conduire l’élaboration d’un programme pour augmenter de 25% la population des lions et des éléphants”. Ok, c’est bon alors, on peut y aller les gars !
Le mirage de la neutralité carbone
La neutralité carbone, telle qu’elle est déployée aujourd’hui par certaines entreprises, pose de nombreuses questions. D’ailleurs, dans un avis publié en mars 2021, l’ADEME et le cabinet de conseil Carbone 4 déconseillent aux entreprises de se déclarer “neutres en carbone”, mais plutôt de dissocier et d’afficher plus clairement, les réductions des émissions à la source, et les émissions compensées. En 2023, un accord européen va même aller plus loin, en interdisant aux entreprises d’afficher des allégations environnementales trop vagues comme “produit vert”, “neutre en carbone”, “biodégradable”. Mais justement, quelles entreprises parviennent à communiquer clairement sur leur réduction d’émissions ? Et quelles sont les “bonnes” stratégies de décarbonation ?
Éviter, Réduire, Compenser : le trio gagnant de la décarbonation
C'est quoi la séquence ERC ?
“La séquence « Éviter, Réduire, Compenser » (ERC) a pour objectif d'éviter les atteintes à l'environnement, de réduire celles qui n'ont pu être suffisamment évitées et, si possible, de compenser les effets notables qui n'ont pu être ni évités, ni suffisamment réduits.” (commissariat général au développement durable, 2020)
- Éviter
C'est la partie la plus difficile à réaliser. Cela implique que l’entreprise se pose la question de l’utilité d’un produit, d’une offre ou d’un projet. Éviter revient donc à remettre en cause le business model de l’entreprise et sa stratégie de croissance. Par exemple, la MAIF, entreprise d’assurance, a choisi d’exclure totalement le charbon de ses investissements d’ici à 2030. En y renonçant, elle perd des intérêts économiques, mais gagne en crédibilité climatique. Autre exemple, avec celui de Biocoop, chaîne de magasins bio, qui a choisi de retirer de la vente les bouteilles d’eau en plastique en 2017, alors même qu’il s’agissait du produit le plus vendu.
- Réduire
Pour réduire, il faut d’abord mesurer les émissions pour comprendre quelle est la part de l’activité la plus émettrice, d’où la nécessité de réaliser un bilan carbone. Par exemple, l’entreprise Réalités, groupe spécialisé dans le développement de projets immobiliers s‘est engagé à réduire l'intensité carbone de ses activités de -41% d’ici 2031 par rapport au niveau de 2020. Grâce à un bilan carbone réalisé avec Carbone 4, l’entreprise a pu dresser une trajectoire de réduction carbone encore plus ambitieuse que la réglementation le demande. En 2022, elle a même surpassé ses objectifs de réduction de 8%. [À lire aussi, notre article sur Réalités]
- Compenser
C’est donc une fois que l’on a évité et réduit toutes les émissions possibles, que l’on peut compenser les émissions résiduelles. Dans ce cas, il est par exemple possible de compenser via des investissements dans des entreprises à impact, ou des ONG, ce qui permet d’éviter toute forme de greenwashing.
Pour creuser le sujet ailleurs :
- https://vert.eco/articles/nature-positive-derriere-un-objectif-de-restauration-des-ecosystemes-le-greenwashing-en-embuscade
- https://www.lesechos.fr/patrimoine/placement/placements-durables-la-neutralite-carbone-nouveau-graal-des-entreprises-1347553
- https://www.hellocarbo.com/blog/compenser/stockage-co2/
- https://greenly.earth/fr-fr/blog/guide-entreprise/compensation-carbone
- https://eco-act.com/fr/reporting-climat/resultats-etude-2022-reporting-climatique-entreprises/
- https://www.standblog.org/blog/post/2023/09/16/la-nouvelle-Apple-Watch-n-est-pas-neutre-en-carbone
- https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/01/26/dans-la-jungle-de-la-compensation-carbone_6027280_3234.html
- https://youmatter.world/fr/arbres-stocke-carbone-combien/
- https://youmatter.world/fr/climat-net-zero-entreprises-promesses-engagement/
- https://www.oxfam.org/fr/communiques-presse/oxfam-denonce-que-lobjectif-zero-emission-nette-est-un-dangereux-moyen-de-faire